lundi 25 février 2013

Serge Lutens, la Fille de Berlin et l'Eve Future




Les lancements de Serge Lutens se rapprochent de plus en plus désormais de dispositifs dont le parfum serait le cœur, mais non l’unique élément. Et plus que jamais avec La Fille de Berlin, dont la présentation à la presse coïncidait avec la publication d’un livre de photos, Berlin à Paris, et une exposition. Le texte rédigé comme toujours par Lutens – on hésiterait à parler d’un dossier de presse – en rajoute une couche. Dans cette espèce de boîte noire bourrée d’énigmes et d’allusions, aussi cryptique qu’une formule de parfum, au fond, Lutens parle de se « conjuguer à tous les temps du féminin », de « franchir la culpabilité », de crimes et de complices, de solitude, de peur et de fureur…

Une fois de plus, la scène semble hantée par le spectre d’une mère en partance (« Je ne verrai plus son visage, seulement son dos et, sur le petit chemin de terre battue, son ombre se prolonger »). Quel rapport à Berlin ? Serge Lutens est né en 1942, durant l’Occupation… Dans le nom de ce parfum, le « de » évoque-t-il la provenance ou la filiation ? La ville ou le sang ?

Fouiller la boîte noire – le dispositif poétique – livre des associations multiples (le créateur crée la boîte noire, le critique l’ouvre, nous enseignait le philosophe Michel Serres dans un séminaire auquel j’étais inscrite). Dans le sillage de La Fille de Berlin, on peut suivre l’inspiration expressionniste de Lutens photographe jusqu’à la République de Weimar. Et de là, croiser Fritz Lang qui adaptait le mythe des Nibelungen en 1924 dans les deux films du même nom – Lutens parle bien de « l’or du Rhin » et du « sang de Siegfried » dans son texte, après tout…

Hannah Ralph, Brunhild, dans Siegfried  de Fritz Lang

Margarete Schön dans La vengeance de Kriemhild  de Fritz Lang


… puis, après la source wagnérienne longtemps empoisonnée par le nazisme, passer au célèbre Métropolis (1927) où Brigitte Helm incarne deux « filles de Berlin » : Maria, madone des travailleurs, et son double maléfique, le robot Maria, qui déchaîne la concupiscence des classes supérieures et la violence des classes ouvrières…


Brigitte Helm, Maria dans Métropolis de Fritz Lang
Le robot Maria avant sa transformation
Le Robot Maria incarnée en femme fatale


Quel rapport avec le parfum, direz-vous ? Patience. On y vient par des voies détournées. Car les deux Maria de Lang – la vierge et la salope – sont les filles d’une autre figure féminine duelle, sans doute la première androïde de la littérature : celle imaginée par Villiers de l’Isle Adam dans L’Eve Future (1886). Dans ce roman, un Thomas Edison fictif invente un robot reproduisant le physique d’une Miss Alicia dont la beauté parfaite est gâchée par un esprit futile et mesquin, pour sauver son amant du désespoir et du suicide. Cette « andréïde », Hadaly, est animée non seulement par les mécanismes ingénieux d’Edison, mais par l’esprit magnifique d’une femme tombée en catalepsie qui s’y projette. La « jumelle » de Miss Alicia, pur produit de l’artifice humain, est donc plus parfaite – plus proche de l’innocence de la nature – que l’originale, corrompue par les vices inhérents à l’Eve ancienne, notre première mère…

Ceci pourrait déjà se lire comme une métaphore du parfum. Mais de plus, l’andréïde Hadaly, quintessence de la perfection féminine, se nourrit elle-même de la quintessence de la matière, le parfum, puisque pour fonctionner il lui suffit de se faire glisser entre les lèvres quelques gouttes d’huile de rose et de teinture d’ambre… Et voilà comment l’on revient à la rose berlinoise de Serge Lutens, via les deux Maria de Lang, voire ses Brunhild et Kriemhild rivalisant pour l’amour d’un héros rendu quasi-invicible par un bain dans le sang du dragon qu’il a tué…

Rose. Rose et sang. La Fille de Berlin exhale l’haleine de L’Eve Future, potion vertigineuse d’huile de rose versée sur des notes animales au soyeux de fourrures… Au bout de ses doigts, épines ou griffes ? Sous un fruité confituré qui brûle la bouche – ce parfum se mâche autant qu’il se respire – on décèle une piqûre minéral-métallique suscitée par le poivre, d’où sourd une goutte de sang. Grandiose, sombre, furieuse, elle est assez puissante pour s’infiltrer dans les veines, et luit de l’éclat sombre d’un rubis brut. Cette reine guerrière, c’est un pied de nez aux roses à migraines trempées dans les muscs lessiviels qui tentent de se faire passer pour des jeunes filles innocentes alors qu’elles ont la nuisance des pestes. Poison et antidote à la fois.


4 commentaires:

  1. Bonjour Denyse,
    j'ai découvert il y a quelques semaines cette rose qui n'essaie pas d'être autre chose qu'une rose avec puissance et presque arrogance, tellement elle ne se cache derrière rien. Et c'est vrai, j'ai senti cette note métallique de sang qui laisse penser qu'elle a gardé toutes ses épines. Une simplicité si intense, c'est beau je trouve.
    Hélène

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  2. Hélène, moi qui ne "suis" pas rose, comme on dit, celle-là me parle peut-être parce qu'elle est rose à l'excès. Ce sera peut-être ma seule, avec Nahema.

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  3. Quelle jolie formule contient votre dernière phrase ! "La nuisance des pestes" résonnera longtemps dans ma tête. Un fort bel article, comme toujours, et un parfum qu'il me tarde de découvrir.

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  4. Maowel, pardon de cette réaction tardive, votre commentaire a été repoussé par une soudaine avalanche de mails... et merci de vos mots gentils! Une amie canadienne portant l'une de ces pestouilles me l'a infligée pendant les deux semaines de son séjour chez moi, et mes sinus ne s'en sont toujours pas remis...

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